Il insiste, m’interpelle, s’avance vers moi. Il est essoufflé, inquiet, le regard empli de panique. J’hésite. Je ne voudrais pas me retrouver mêlée à une sale affaire.
« Ne vous inquiétez pas, je ne vous veux pas de mal, j’habite juste là. » Comment peut-il penser que le fait qu’il habite juste là va me rassurer?
« Ne vous inquiétez pas, je ne veux pas d’argent. » Ah, là il me rassure.
« S’il vous plaît, mademoiselle, j’ai besoin d’aide. » Et merde.
« Est-ce que vous avez une voiture? Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui a une voiture? » Ouf, non.
« J’habite avec ma mère, juste là, la porte blanche de l’autre côté du parc. » Oh non, ne me dites pas que sa mère est en train de crever…
« Je viens d’avoir un appel de l’hôpital du Sacré-Cœur. » Oh la la la la…
« Ma fille vient d’avoir un grave accident de voiture. Ma mère, ils lui ont dit. Elle est vieille, ils n’auraient pas dû. Ils ont dit qu’il fallait y aller tout de suite. » Oui, mais là, qu’est-ce que j’y peux moi?
« J’ai seulement 14 dollars sur moi, je les donne à celui qui voudra bien m’emmener à l’hôpital en voiture. » Mais je n’ai PAS de voiture.
« Je n’ai pas assez d’argent pour prendre un taxi. Ma carte bancaire était dans la voiture que ma fille a prise. » Hum.
« Il me manque 18 dollars. » Ah, nous y voilà.
« Pourriez-vous me prêter de l’argent? Je vous en rendrai 20 de plus. J’habite juste là. Vous pouvez venir à la maison, prendre quelque chose en garantie si vous voulez. » Ostie c’est pas possible… Bon, il se fout de ma gueule ou pas? Là, faut prendre une décision.
« J’habite juste là, c’est la porte blanche, numéro 41XX. » Tenez monsieur, voilà 10 dollars.
« Vous n’avez pas 8 dollars de plus? » Non.
« Venez chez moi, si vous voulez, prendre quelque chose. » Non, monsieur, ça va être correct. Bon courage.
Je viens de faire du troc avec ma conscience.
D’un côté le sentiment de ne pas pouvoir décemment prendre le risque de refuser d’aider un homme dans la détresse. Et si c’était moi, hein, si c’était ma fille, et que je me faisais jeter comme une malpropre par les gens à qui je demandais de l’aide? Un peu de compassion, que diable.
De l’autre côté, la peur, bien sûr, de me faire arnaquer par un bon comédien.
Alors j’ai donné dix dollars, et pas vingt. Je me suis dit que ça l’aiderait un peu, et que si c’était un arnaqueur, je ne m’en tirais pas trop mal.
Plus j’y pense et plus je me sens minable.
Qu’est-ce que vingt dollars après tout? Un restau, un billet de concert, une place de théâtre… Rien pour moi et tout pour un homme qui doit payer un taxi pour se rendre au chevet de sa fille agonisante.
Alors pour noyer mon sentiment de culpabilité, je me raccroche à la précision du chiffre : « il me manque 18 dollars ». Comment pourrait-il connaître aussi précisément le prix du taxi? Un arnaqueur, sûrement. Je viens de me faire délester de 10 dollars par un arnaqueur qui doit bien rire de moi en ce moment.
Troc, encore.
Portez-vous bien et soyez prudents en conduisant.
Aurélie, ben oui.